Article Droit européen | | 6 min. | David Zygas Marc Mossé
La saga Illumina/Grail mérite l’attention car elle porte sur des principes fondamentaux du droit de l’Union européenne [INTERVIEW DU Pr. D. BOSCO] : l’avocat général M. Emiliou dans des conclusions très denses conclut à l’annulation de l’arrêt du Tribunal et des décisions de la Commission après une interprétation littérale, contextuelle et téléologique du droit applicable au contrôle des concentrations.
Pour rappel, Illumina Inc., une société établie aux États-Unis qui commercialise des solutions en matière d’analyse génétique et génomique par séquençage et par puces, souhaitait acquérir le contrôle exclusif de Grail LLC, une autre société établie aux États-Unis qui développe des tests sanguins de dépistage précoce des cancers. Cette opération n'avait pas été notifiée à la Commission européenne (la Commission) puisque ne dépassant pas les seuils de chiffre d'affaires prévus par le Règlement, elle n’avait pas de dimension européenne. Elle n’avait pas été davantage notifiée aux Etats membres de l’UE et de l’EEE dans la mesure où elle ne relevait pas davantage du champ d’application des législations nationales applicables en matière de contrôle des concentrations.
Pourtant, à la suite d’une plainte relative à l’opération, la Commission a invité les Etats membres à soumettre une demande renvoi sur le fondement de l’article 22 du Règlement. Le 9 mars 2021, l’autorité de la concurrence française, rejointe par les autorités belges, grecques, islandaises, néerlandaises et norvégiennes ont demandé à la Commission d'examiner cette concentration sur la base de l’article 22 susmentionné et, par décision du 19 avril 2021, la Commission a accueilli cette demande et par lettre d’information a notifié les deux entreprises concernées.
Les entreprises Illumina et Grail ont formé un recours contre cette décision de la Commission. Par un arrêt du 13 juillet 2022[1], le Tribunal a rejeté ce recours et confirmé les décisions de la Commission. Illumina et Grail ont introduit des pourvois devant la Cour de justice de l’Union européenne (la Cour) les 22 et 30 septembre 2022 tendant à son annulation.
M. l’avocat général Nicholas Emiliou, considère que la nouvelle interprétation faite par la Commission européenne de l’article 22 du règlement n° 139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises[2] (le Règlement) telle qu’admise en 1ère instance par le Tribunal de l’Union européenne (le Tribunal) n’est pas fondée en droit. En conséquence, les décisions de la Commission acceptant le renvoi par les autorités nationales de l’opération de concentration entre Illumina et Grail devraient être annulées. Aux termes de conclusions traitant de nombreuses questions essentielles, M. Emiliou estime que les États membres ne peuvent pas demander à la Commission d’examiner une concentration n’ayant pas une dimension communautaire lorsque ces États ne sont pas compétents pour contrôler cette concentration en vertu de leur droit national. Selon l’Avocat général, l’interprétation faite par la Commission de l’article 22 du Règlement telle que validée par le Tribunal en 1ère instance n’est conforme ni au libellé, ni à la genèse ni au contexte ni à la finalité de cette disposition et aboutirait à conférer à la Commission le pouvoir de contrôler quasiment toute concentration ayant lieu n’importe où dans le monde, indépendamment du chiffre d’affaires et de la présence des entreprises dans l’Union ainsi que de la valeur de l’opération, et ce à tout moment, y compris bien après la réalisation de la concentration. Les procédures adossées à une telle interprétation extensive de l’article 22 du Règlement ne seraient guère prévisibles ni aptes à garantir la sécurité juridique des parties.
Ces conclusions doivent être lues en conservant à l’esprit la portée de l’arrêt du 16 mars 2023 Towercast (affaire C-449/21) par lequel la CJUE a jugé qu’une opération de concentration réalisée en dessous des seuils de chiffres d’affaires prévus par le Règlement (concentration de dimension non-communautaire) pouvait faire l’objet d’un contrôle par les autorités nationales de concurrence ainsi que par les juridictions nationale au regard de l’effet direct de l’interdiction de l’abus de position dominante prévue par la réglementation européenne.[3] Si la Cour suit les conclusions de son avocat général, son arrêt aura, d’une part, des conséquences directes pour les entreprises Illumina et Grail, et d’une part, affectera les autres affaires en cours examinées par la Commission sur la base d’une interprétation identique de l’article 22 du Règlement. En outre, il conviendra de s’interroger sur les effets d’une annulation sur les conditions de mises en œuvre de l’article 14 du Digital Market Act faisant obligation aux contrôleurs d’accès d’informer la Commission ou une autorité nationale compétente, à propos de tout projet de concentration lorsque les entités qui fusionnent ou la cible de l’opération fournissent des services de plateforme essentiels ou tout autre service dans le secteur numérique ou permettent la collecte de données, dès lors que cette disposition vise la possibilité pour les autorités nationales d’utiliser l’article 22 du Règlement pour renvoyer un tel projet à la Commission.
[1]https://curia.europa.eu/juris/document/document_print.jsf?mode=lst&pageIndex=0&docid=262846&part=1&doclang=FR&text=&dir=&occ=first&cid=7551623
[2] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32004R0139
[3] https://www.august-debouzy.com/fr/blog/1926-les-operations-de-concentration-sous-les-seuils-peuvent-etre-controlees-apres-leur-realisation-sur-le-fondement-de-labus-de-position-dominante